Au Maroc, où nous vivons, la tendance est depuis plusieurs décennies à l’accouchement hypermédicalisé. Ce n’est pas une expression : dans certaines cliniques, le taux de césarienne grimpe à 80% – la faute à un ensemble de facteurs : tabous autour des questions sexuelles et reproductives, manque de communication claire sur les sujets médicaux, échanges très négatifs entre femmes (on n’évoque l’accouchement que pour l’associer à de la boucherie), mutuelles remboursant davantage la césarienne que l’accouchement par voie basse, épidémie de surpoids et d’obésité compliquant la naissance naturelle, etc. Le corps médical joue sur l’ignorance des patientes et de leurs époux pour justifier la césarienne quasi-systématique : bébé en siège ? Césarienne ! Cordon autour du cou visible à l’échographie ? Césarienne ! Bébé un peu « gros » (plus de 3,8 kg) ? Césarienne ! Sans compter la radiographie du bassin de la femme enceinte (!) qui, la plupart du temps, révèle un bassin trop étroit qui justifie… une césarienne. Et l’AVAC, ici, c’est simple, ça n’existe pas. Si on signe une fois, on signe pour toutes les autres.
Autant dire qu’avec mon projet d’accouchement physiologique j’ai eu peur dès le début de mettre un pied à l’hôpital. J’ai cru trouver la parade avec une sage-femme française établie ici qui semblait prête à me suivre pour un accouchement à la maison. Un ensemble de négligences nous a menés à mettre fin au suivi avec elle alors que j’étais à 37 SA. Protéger mon bébé était le plus important et nous nous sommes rabattus sur un hôpital réputé disposant d’une salle « nature ». Le gynécologue qui a repris notre « cas » a été clair : au Maroc, on va jusqu’à 40 SA (le 23 juin, dans mon cas), avec une petite tolérance jusqu’à 41 SA, date à laquelle on n’échappe pas au déclenchement. Enfin, les estimations au sujet du poids étaient celles-ci : un bébé entre 3,7 et 4 kg au 23 juin – autant dire, à l’écouter, qu’en allant jusqu’au 30 juin je risquais de mourir pulvérisée par un boulet de canon. Le 23 juin, il ne s’est rien passé, pas plus le lendemain et le surlendemain… Arrivés au dimanche 29, nous sommes allés à l’hôpital pour un monitoring que, en élèves dissipés que nous sommes, nous aurions dû effectuer deux jours plus tôt. La sage-femme qui m’a examinée en a profité pour me faire un « petit décollement des membranes »… Pour le consentement éclairé de la patiente, on repassera.
Les résultats du monitoring étaient très bons et j’étais vraiment fâchée qu’un praticien se permette de « jouer » avec mon col sans même me demander mon avis avant auscultation. (Pour l’anecdote : son geste n’aura servi absolument à rien) Mon dégoût pour l’hôpital va croissant et je commence à appréhender le déclenchement si mon bébé ne se décide pas. La sage-femme essaye déjà de programmer le rendez-vous pour mardi 1er juillet, à huit heures du matin. Je ne suis pas opposée au déclenchement lorsqu’il peut sauver l’enfant mais cette manière de prendre rendez-vous pour « récupérer » son bébé comme on prendrait rendez-vous pour retirer son passeport à la mairie me sidère. Quel monde faut-il avoir bâti pour en arriver là… Mon mari, mon garde du corps, essaye de faire comprendre à la dame que je suis opposée au déclenchement et que je veux laisser du temps à mon enfant, s’il est à l’aise dans mon ventre. Je le trouve admirable mais je sais qu’avec ces gens il vaut mieux faire semblant d’acquiescer et n’en faire qu’à sa tête, d’autant qu’au Maroc, plus qu’en France, quiconque porte une blouse se prend pour un petit dieu.
Je broie du noir. Je sais que l’ocytocine de synthèse implique un monitoring allongée de deux heures. Comme j’entends accoucher sans péridurale je me demande si je serais en mesure de rester immobile, dans la position la moins adaptée à l’accouchement qui soit, pendant deux heures avec des contractions « synthétiques » réputées plus pénibles que les naturelles. A moins que je ne craque et que je réclame la péri… et après ? Une épisiotomie ? Les ventouses ? Le forceps ? J’associe la péri à un cercle vicieux de conséquences indésirables. Je sais qu’en France un nombre important de maternités tentent de concilier anesthésie et accouchement physiologique mais ici nous sommes au Maroc et l’accouchement allongé avec péri fait déjà office de grand naturel auprès de la césarienne institutionnalisée. Après avoir passé des dizaines d’heures en cumulé sur ce site à m’inspirer des témoignages des unes et des autres, je trouve ma situation mal engagée. Je fonds en larmes plus d’une fois. Monsieur, la patience incarnée, les essuie toutes et m’assure que si notre bébé prend du temps, c’est pour mieux venir, dans la douceur et la joie. Il semble convaincu. Ce n’est qu’après la naissance qu’il me confiera qu’il était aussi anxieux que moi mais se refusait de me laisser seule avec mes pensées noires.
Par chance, une très bonne chiropraticienne qui exerce entre la France et le Maroc est de passage dans ma ville. Je vais la voir en lui expliquant la situation. Elle me montre des exercices de « déséquilibre » du bassin à refaire à la maison pour induire « naturellement » le travail et me « manipule » tout en douceur. Le 30 au soir, je sens que mon utérus travaille ; les contractions sont fortes mais irrégulières. Le 1er au matin j’ai encore mal au ventre, comme si j’avais un cycle difficile, puis tout s’arrête. Mon mari me propose de faire une longue promenade sur la corniche afin d’avoir un peu d’air – tout le pays suffoque mais nous devons marcher, coûte que coûte. C’est un très beau souvenir. Je demande même à boire à deux reprises un café très serré, chose que je me suis défendu le plus possible au cours des neuf derniers mois. Nous rentrons. Les contractions reprennent vers 23 heures. Des vraies, cette fois-ci, je le sens. Le 2 juillet, à minuit et demi, je prends une douche chaude et commence à geindre sous l’eau que je n’arrive pas à fermer. Les sensations « à sec » sont très vives et je gère le début du travail avec la respiration, le ballon suisse, le tout sous le ventilateur. Monsieur arrive à sommeiller un peu – je veux qu’il prenne des forces.
A trois heures et demie les contractions sont vives et rapprochées. Je ne sais pas pourquoi, j’ai peur d’aller à l’hôpital, j’ai encore l’espoir d’accoucher seule à la maison, loin des salles blanches baignées de lumière crue et des hommes qui prétendent mieux savoir que moi comment mettre au monde mon enfant. Il y a mon bébé qui arrive ; je vais pouvoir découvrir ses traits et bientôt respirer son odeur ; cette pensée me donne de la force. J’ai envie d’avoir encore plus mal, je veux que ce travail s’accélère, je suis pressée de voir cet enfant pour lequel je me suis tant inquiétée. Mon mari insiste : je dois réussir à m’habiller, regrouper les dernières affaires, me chausser et tenir le temps du trajet en taxi. Si on ne part pas maintenant je ne pourrai plus bouger, je risque d’accoucher dans la voiture ou sur le parking de l’hôpital. Il me convainc qu’il faut y aller. Il a raison : vu la vitesse à laquelle les choses se sont enchaînées par la suite, si j’avais attendu encore vingt minutes je n’aurais même pas pu mettre un pied devant l’autre.
Nous arrivons à l’hôpital à quatre heures et montons au service de maternité. Une sage-femme douce et discrète nous installe dans la salle nature en laissant les lumières éteintes. Elle n’appellera pas le gynécologue tant que je ne suis pas à 8 cm. Le travail continue et gagne en intensité : je pousse des cris graves, ceux d’une bête blessée. Mon mari appuie de toutes ses forces sur le bas de mon dos pour me soulager. Je sens qu’il met tout son poids sur mes lombaires et, pourtant, la douleur me fait passer dans un état second. Je me sens comme une femelle perdue en forêt, je ne ressens pas la douleur, je fais alliance avec elle, elle a pris toute la place et ne s’interrompt pas. La douleur et moi faisons équipe pour faire venir ma fille. Je ne pense qu’à elle : ma fille, ma fille, ma fille. La douleur m’appartient, je ne la fuis pas, mais je ne trouve rien d’autre à faire que beugler comme une vache qui met bas. Il y a un étau dans le bas de mon ventre et on l’écarte ; je suis écartelée dans ma propre chair ; je crève de chaud ; la voix de mon mari me porte littéralement. J’aurais réclamé la péridurale sans sa présence. Depuis le premier jour il est avec moi et il porte cet enfant à sa façon. Je veux tenir le coup pour eux deux.
Il faut une heure, ou à peine plus, pour passer de 4 à 8 cm. Je ressens une envie urgente d’aller à la selle. La sage-femme me conjure de ne pas pousser. La dilatation n’est pas terminée ; si je pousse maintenant, je vais déchirer mon col. Pourtant je sens que ma fille s’engage dans mon bassin ; je sens tout, millimètre par millimètre. C’est étrange, complètement fou, mais pas douloureux ; je suis passée dans un autre état de conscience. Le gynécologue arrive comme un roi dans sa cour (comme un homme, ai-je envie de dire) ; il exige qu’on mette les lumières et refuse de m’accoucher à quatre pattes. Connard. Heureusement qu’il arrive trop tard pour me mettre en colère ou bloquer le processus en cours. Mais, avec du recul, cet épisode illustre bien pourquoi je ne sentais pas, dès le début, l’idée d’accoucher dans un cadre conventionnel. A la fin, les médecins et leur orgueil (il n’a quand même pas fait dix ans d’études pour s’accroupir devant une femme en train d’accoucher, ce brave homme) triomphent.
Il exige que je m’allonge sur la table d’accouchement. Je refuse. Il faut plusieurs personnes pour me porter et me mettre de force sur cette table. La seule chose à laquelle je pense, c’est que mon mari doit être à mes côtés. Je m’entends le réclamer, comme un enfant exige son doudou avant d’aller se coucher. « Je veux mon mari, il est où mon mari ? ». J’entends sa voix. Je m’allonge. Les lumières ne me dérangent même plus, la position non plus. Il n’y a plus qu’une chose qui compte : faire sortir ce bébé, même si je dois y laisser ma peau. Je dis à mon mari que je vais mourir. Il me répond que c’est bientôt fini ; elle sera née pour six heures. Le gynécologue me dit de pousser. Je me dis que je ne dois pousser qu’une fois – de toute façon je sens que sa tête s’est déjà engagée. Je vais tout jouer sur un seul essai. Je prends une profonde respiration et je donne tout ; pari tenu, elle sort entièrement en une seule fois. Elle est là. Je la prends contre moi ; elle pleure ; je lui dis que tout va bien. J’entends mon mari me dire qu’elle est belle. Elle a donné raison à son père : elle est née à six heures et trois minutes. À 41 semaines d’aménorrhée et un jour, elle pèse 3,6 kilos, loin du pronostic terrible établi par le gynécologue quelques semaines plus tôt. Elle est dans mes bras, elle sent bon ; elle cherche mon sein.
Une semaine plus tard, je suis fière de n’avoir pas laissé la peur me gagner ; je suis fière d’avoir cherché des alternatives ; je suis nostalgique de cette marche interminable sur la corniche, la dernière lorsque nous n’étions encore que deux ; je suis fière de n’avoir pas cédé aux pressions du corps « médical » qui veut optimiser son planning au détriment du rythme des enfants à naître ; je suis fière d’avoir embrassé ma condition de femelle ; je suis fière de mon mari qui a tout encaissé pour que rien ne m’atteigne ; il m’a protégée et a assuré à sa fille une naissance magnifique. Je remercie toutes les femmes qui ont laissé leur témoignage sur ce site ; au cours de ma grossesse, je pense avoir lu chaque histoire au moins cinq ou six fois.
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