Alors qu’il reste encore 18 jours avant la date officielle de la fin de la grossesse, nous profitons avec ton Papa d’une douce journée en amoureux. Le mois de mars touche à sa fin. Ce vendredi 29 mars 2019 est baigné d’une belle lumière printanière qui annonce cette saison que j’aime tant. Nous déambulons tranquillement dans les ruelles de la vieille ville après un déjeuner aux Palettes, place de l’Evêché. Je sens des petites contractions tout l’après-midi, je me demande alors encore secrètement si elles annoncent ta venue un peu en avance. J’en profite même pour trouver un petit cadeau à offrir à ton Papa pour ta naissance.
Nous passons la fin de cette belle journée avec ton frère, que nous allons chercher ensemble chez sa nourrice en fin d’après-midi. Une soirée bien animée avec un enfant de presque deux ans survolté, qui, j’en suis sûre avec le recul, sait que quelque chose d’important est sur le point de se produire. Alors que depuis plusieurs mois il s’endort au coté de Walter après que je lui ai lu une (beaucoup) d’histoire(s), E. me demande de venir dans sa chambre et m’enlace fermement dans ses petits bras pour un long câlin silencieux.
Je sais au fond de mon coeur et de mon corps que tu n’attendras pas le 17 avril pour venir à notre rencontre. D’abord parce que ton frère est né avec dix jours d’avance et que je pense qu’il y a une explication physiologique à cela. Ensuite parce que ça y est, toutes les petites choses que j’avais prévu de réaliser avant ta naissance (album photos des deux premières années de ton frère, choix du faire-part de ta naissance, organisation de la garde d’E. pour le jour de ta venue au monde…) sont achevées depuis la veille, je me sens donc physiquement et psychologiquement prête à t’accueillir. Toi qui te montres d’une grande discrétion pendant toute cette grossesse, Toi qui profites des rares moments de calme pour t’agiter avec une délicatesse qui me touche beaucoup, Toi que je n’arrive pas à accueillir en moi comme je le voudrais, culpabilisant souvent de ne pas réussir à te consacrer plus d’attention. J’ai hâte de te donner naissance et de te serrer dans mes bras, d’autant plus que les échographies laissent penser que tu es un « gros » bébé et que j’ai peur que cela rende ta venue au monde compliquée.
Je m’endors tranquillement ce vendredi soir en ayant la conviction que tu vas bientôt nous rejoindre, mais sans me douter que notre rencontre s’annonce imminente. J’espère d’ailleurs cette nuit bien réparatrice car les quelques nuits précédentes ont été éprouvantes…
Aux environs de 22 heures 30, je suis réveillée par des contractions douloureuses. Elles sont irrégulières, ce qui me laisse penser qu’au pire, il s’agit d’une fausse alerte et, au mieux, nous avons encore beaucoup de temps avant ta venue au monde. Je décide néanmoins de déranger ton Papa qui, lui, ne se doute absolument pas que ton voyage jusqu’à nous commence. Je le tire d’un sommeil profond dans lequel je sens qu’il a une envie irrépressible de replonger ! J’insiste car je sais au fond de mon coeur que nous sommes prêts toi et moi. Et tant que nous n’aurons pas confié ton grand frère, je sens que je ne serai pas capable d’entrer avec toi dans cette incroyable chorégraphie de ta naissance. Je réalise à ce moment que si ce n’est pas une fausse alerte, c’est Marion qui est d’astreinte cette nuit. Je suis tellement soulagée et heureuse qu’elle puisse nous accompagner, elle qui nous a suivis pendant la grossesse et qui nous a aidés à accueillir ton frère il y a un peu moins de deux ans. Ton Papa finit par comprendre que je suis sérieuse et que je vais avoir besoin de lui ; il entre le premier dans la danse et me demande d’écrire à Marion : « Coucou Marion. J’ai eu pas mal de contractions depuis cet après-midi, assez irrégulières et espacées mais un peu douloureuses. Là ça continue toutes les 5 – 10 minutes, mais ce n’est pas très régulier, depuis 1h, je les trouve plus douloureuses. Je ne sais pas si c’est le début du travail et s’il faut qu’on commence à s’occuper de confier E… ». Elle nous répond alors qu’elle se couche un petit moment et nous demande de la rappeler dès que de besoin.
Une grosse heure s’est écoulée depuis que je me suis réveillée, et je sens que certaines contractions sont déjà de plus en plus douloureuses. Je demande alors à ton Papa d’appeler Marion pour savoir si elle peut venir rapidement car cette fois j’en suis sûre, je suis sur le point d’accoucher. Dans le même temps, il s’applique méthodiquement à la mise en place de notre plan de garde d’E. Il fait nuit, c’est donc à Estelle et Samuel que nous allons le confier. Je commence à sentir que mon corps et mon esprit ne font qu’un pour que je puisse te donner la vie. Alors que jusqu’à maintenant, j’étais encore très lucide, réfléchissant à l’organisation de la garde d’E., aux personnes à prévenir et aux affaires à rassembler avant notre départ à la maternité, je sens que je commence à entrer dans cette bulle d’hormones qui va me permettre d’accueillir la douleur des contractions. Je perçois que ton Papa s’affaire efficacement, je vois E. sortir de la maison blotti contre lui, j’entends qu’il arrive chez les voisins et je me laisse alors pleinement entrer dans le mouvement de ce ballet de la vie. Je déambule dans notre salon, la table de la salle à manger me sert de support lorsque les contractions viennent, je les accueille une à une en respirant profondément et calmement, je suis confiante.
Je ne suis alors plus capable de mesurer le temps qui s’écoule, je suis déjà hors du Temps, hors du Monde, je suis seulement et entièrement avec toi dans la danse.
Avant que Marion nous rejoigne, ton Papa me propose de prendre une douche pour diminuer la sensation de douleur des contractions, qui sont toujours irrégulières en intensité et en fréquence. Je m’installe dans la douche, pour me laisser bercer par des mouvements circulaires sur le gros ballon et par le bruit régulier de l’eau qui ruissèle. La séance d’hypnose avec Pauline m’est d’une grande aide à ce moment-là. Je concentre tout ce qui me reste de lucidité pour donner corps aux contractions et à la douleur qu’elles provoquent. Elles sont des vagues qui lèchent le sable sur la plage. Certaines caressent mes pieds, d’autres, plus fortes, m’emportent plus au large, mais aucune ne me fait plonger la tête sous l’eau. Je me laisse porter par ces vagues, je les accueille l’une après l’autre pour ce qu’elles sont sans chercher à anticiper les suivantes. Ton Papa est là, il me rapporte une infusion bien chaude, il me parle, il me fait encore rire mais je parviens difficilement à lui répondre.
Aux alentours de minuit et demi, Marion arrive à la maison. Je sors de la douche et mon esprit peine à se laisser bercer par les vagues des contractions. Je commence en effet à douter de ma capacité à t’enfanter naturellement. Les contractions sont déjà extrêmement douloureuses mais elles me semblent encore irrégulières. J’ai peur que le travail n’ait fait que commencer et que la douleur croissante des contractions devienne insupportable.
Marion décide de surveiller ton coeur afin de voir comment tu supportes de ton côté ces contractions. Je suis allongée sur le dos dans notre lit. Paradoxalement, j’ai l’impression d’un moment de répit, comme si les contractions devenaient plus espacées et moins douloureuses. Je suis à la fois soulagée de pouvoir reprendre pied et inquiète quant à l’avancée du travail. Une vingtaine de minutes s’écoule durant laquelle j’arrive avec assez de lucidité à échanger avec Marion, à lui faire part de mes craintes, à respirer profondément quand la douleur revient et à me reposer lorsqu’elle repart. Je t’entends vivre grâce au monitoring, je crois que c’est le bruit régulier et sourd des battements de ton coeur qui m’aide à rester apaisée malgré une position inconfortable. Je suis rassurée car tu vas bien et je sais que pour toi aussi la nuit va être éprouvante. Je me dois d’être à la hauteur car je sais que toi, tu vas l’être.
Marion arrête le monitoring sur ces mots « le travail se met tranquillement en place ». Puis elle examine longuement mon col. J’ai l’impression qu’elle doute de ce qu’elle observe mais je ne me souviens plus très bien de ce que je ressens à ce moment-là. Lorsque Marion termine, elle me dit avec un sourire qui semble empreint de surprise que mon col est dilaté à 8 ou 9 et que tous les voyants sont au vert pour que tu puisses entamer ta descente jusqu’au monde. Elle m’encourage aussi en me disant que j’arrive bien à gérer les contractions, qu’elle sent que j’arrive à laisser les tissus se détendre malgré la douleur. Ces mots sont un immense soulagement. La douleur me semble déjà très intense, mais elle n’est que la sensation physique de ce ballet de mon corps qui enfante et du tien qui naît. Je suis de nouveau confiante, j’ai hâte de te rencontrer même si je sais que le chemin peut encore être long.
Je crois que c’est à ce moment que Marion explique à ton Papa qu’il est temps de partir à la maternité et que tu risques d’arriver très vite vue la rapidité de la phase de dilatation du col. Elle décide d’ailleurs de monter avec nous dans la voiture, au cas où la poche des eaux se romprait sur le trajet, car alors tu pourrais naître avant notre arrivée.
Nous quittons la maison tous les trois, je suis obligée de faire plusieurs pauses pendant que nous gagnons la voiture qui est pourtant toute proche. Les contractions sont très douloureuses et mes jambes se dérobent à chaque nouvelle vague. Je voyage agenouillée sur la banquette arrière, en me tenant tant bien que mal à l’appui-tête. Le trajet me semble très long, bien plus long que dans la réalité. Je suis obligée de me concentrer à la fois sur les contractions pour réussir à garder une respiration calme et efficace et sur la force nécessaire pour garder l’équilibre.
Je ne me souviens ni de l’arrivée à la maternité, ni du chemin jusqu’à la salle d’accouchement. Je me rappelle seulement que Marion me demande si j’ai envie d’un bain, ce que je refuse car je sens que tu vas arriver très vite. Je ne verrai donc pas la salle de naissance physiologique, et nous prenons place dans une salle d’accouchement conventionnelle. C’est d’ailleurs plus raisonnable au cas où l’intervention de l’obstétricien s’avèrerait nécessaire. La grosse horloge dans la pièce indique qu’il est 1h34 lorsque nous arrivons, je n’en reviens pas de la vitesse à laquelle les choses se déroulent jusqu’à présent.
Les images de la fin du travail sont très floues dans mon esprit.
Je crois que j’ai eu froid au départ, puis rapidement trop chaud au point de retirer tous mes vêtements.
Je crois avoir continué à accueillir la douleur à genoux, accoudée sur le gros ballon présent dans la salle, en inspirant très profondément et en expirant très fort.
Puis je crois m’être ensuite aidée en me mettant accroupie, suspendue au cou de ton Papa, pour te faire un chemin le plus linéaire possible dans mon bassin, comme un toboggan.
Je crois avoir demandé à Marion de chercher un tapis pour mettre au sol car le poids de mon corps directement sur le lino me faisait mal aux genoux.
Je crois avoir demandé à ton Papa de me donner à boire, beaucoup.
Et je crois enfin me souvenir que j’ai eu un moment d’inquiétude en pensant que le travail ne finirait jamais parce que je parvenais à supporter la douleur des contractions malgré leur intensité et leur fréquence, sans sentir arriver la phase de désespérance que j’avais vécue difficilement lors de la naissance d’E. Je me souviens des mots rassurants et encourageants de Marion, me ramenant au moment présent sans penser à ce que j’avais déjà vécu deux ans auparavant, m’enjoignant délicatement de rester pleinement avec toi dans cette chorégraphie de ta naissance, de nous faire confiance à toi et à moi.
Et puis, assez soudainement, je redeviens beaucoup plus lucide. Mes souvenirs de la fin de l’accouchement n’en sont que plus nets. Je sens que tu commences à descendre dans mon bassin, mais je ne suis pas encore consciente que ta venue au monde est toute proche. Je commence à ressentir l’envie irrépressible de pousser. Comme dans mon souvenir, cette sensation est absolument fascinante. Mon corps tout entier se laisse emporter par la force de chaque poussée, je suis confiante, je lâche prise pour me laisser totalement guider par cette puissance indescriptible, la puissance cosmique de l’enfantement. Respirer profondément ne suffit plus à accompagner la douleur, chacune de ces nouvelles contractions lors de ta descente est accompagnée d’un râle long et profond, animal, instinctif. Je me souviens d’ailleurs avoir été surprise et fascinée par ma propre voix, une voix dont je ne soupçonnais pas l’existence.
Je crois que c’est à ce moment que Marion me demande de m’installer sur le lit pour pouvoir de nouveau surveiller ton coeur. Je parviens à me positionner à genoux, et à agripper la barrière du lit de mes mains pour me donner la force de t’accompagner sans retenue à chaque poussée malgré la douleur si forte dans ma chair. Marion et ton Papa me rassurent en me confirmant régulièrement que tu vas bien.
Nous entamons la dernière scène de ce ballet de ta naissance. Elle est intense, je peine d’ailleurs à croire que j’aurais encore assez d’énergie et de détermination pour m’élancer dans les derniers mouvements de cette incroyable chorégraphie. Je ne réalise pas que tu es vraiment très proche, que la douleur extrême est liée à la pression de ta tête et que je vais bientôt te rencontrer et pouvoir te serrer contre moi. J’ai la sensation que ma chair se déchire littéralement à chaque poussée et pourtant je t’accompagne de toutes mes forces pour que tu puisses sortir car cette douleur est insoutenable. Je ressens une soif insatiable malgré le ravitaillement ininterrompu assuré par ton Papa. Je lui demande aussi de me masser le bas du dos à chaque contraction, avec un mélange d’huiles essentielles dont l’odeur me rassure.
Au bout de cinq ou six poussées, je sens que je perds soudainement une grande quantité de liquide. Marion confirme que c’est la poche des eaux qui a fini par se rompre. Nos mouvements s’accélèrent sans que je ne réalise vraiment que tu es là. Marion me demande de venir t’accueillir au creux de mes mains, tandis que je pense que nos chairs ne font encore qu’un. Elle vient alors te recueillir dans ses mains en même temps que je te sens glisser en un seul mouvement doux et fluide hors de moi. Tu es là, allongée sur le lit, tes yeux plongés dans les miens, paisible et silencieuse. Tu ne cries pas. Je suis ébahie par ton calme et ta douceur. A tel point que je reste immobile à te regarder, jusqu’à ce que Marion me demande de venir te prendre contre moi, ce que je m’empresse de faire avec une délicate maladresse.
Cet instant est éphémère. Quelques secondes, quelques petites minutes tout au plus. Mais il est d’une telle intensité physique et émotionnelle qu’il me parait être l’Eternité. Tout mon être oeuvre pour graver dans mon âme le souvenir de notre rencontre. Puis Marion et Walter m’aident à m’allonger sur le dos pour pouvoir te poser sur mon ventre et te laisser te hisser pour prendre ta première tétée.
Tes grands yeux ronds se sont ouverts sur nous et sur le monde ce samedi 30 mars 2019 à 2h51, avec une douceur et une détermination qui me semblent déjà familières.
Nous passons ces premiers instants avec toi à découvrir chacun de tes petits secrets bien gardés pendant les neufs mois passés dans mon ventre. Je savoure chacune de ces premières découvertes pour laisser tout mon être se remplir de toi. Tu es une petite fille et j’en suis très surprise, moi qui m’étais persuadée et laissée persuader que tu étais un petit garçon. Cette découverte me comble de joie. Et je crois que rien n’arrive dans la vie par hasard. Le seul prénom qui résonnait en moi depuis que tu es venue te loger au creux de mon ventre était un prénom féminin… Tu as des cheveux bruns, courts et bouclés. Tu me sembles si petite. Tu plonges jusqu’au plus profond de mon âme un regard intense et doux à la fois, qui émane de tes jolis yeux ronds. Tu as de jolies épaules toute rondes, des mollets et des pieds tout fins.
Je m’imprègne de la chaleur encore humide de ta peau. Je respire ton odeur de nouveau-né, une odeur douce, chaude, le témoin de cet entre-deux si caractéristique des premiers instants de la vie humaine. Tu te hisses agilement jusqu’à mon sein pour téter, la première tétée de notre allaitement qui me tient tant à coeur.
Nous profitons de ces instants hors du Temps et hors du Monde pour décider définitivement de ton prénom, Marion nous donne sa préférence, cela confirme la nôtre. Bienvenue à la vie H., ma petite fleur de printemps, ma douce, ma pétillante.
Il y a deux voyages inéluctables dans la vie de chaque être humain, le premier est celui de la naissance. Je ne saurais jamais comment tu as vécu la tienne. Je sais seulement que j’ai tout mis en oeuvre avec ton Papa pour cheminer à tes côtés avec tout notre amour, toute notre douceur, tout notre respect et toute notre confiance. Marion et ton Papa ont été d’un soutien incroyable. Ils ont su nous accompagner avec respect et bienveillance. Ils ont réussi à me ramener dans la danse lorsque je m’égarais ou me décourageais. Ils ont su me laisser gérer sans intrusion lorsque j’étais confiante.
Je me sens tellement privilégiée d’avoir vécu cet accouchement « naturel », au-delà de mes espérances. Je ressens une fierté immense, celle d’avoir donné la vie par moi-même, grâce à la connaissance innée du corps de la femme pour mettre au monde, connaissance millénaire gravée en chacune, mémoire d’humanité inscrite dans nos gênes. J’ai vécu une nouvelle fois le bonheur transcendant de l’enfantement. Un bonheur à l’origine du lien unique qui se tisse, dans le prolongement du cordon qui nous a uni pendant que je te portais. Un bonheur source d’une confiance inouïe en moi et en la vie.
J’ai eu tant de mal à me projeter lorsque tu étais dans mon ventre mais depuis l’instant où tu as plongé ton regard dans le mien, je ressens un profond sentiment d’évidence, tellement inattendu, tellement doux et puissant à la fois. Je redeviens maman et c’est sans doute ça la richesse inouïe de renaître en tant que mère : cheminer avec une plus grande confiance et une plus grande détermination, en se laissant guider par notre coeur.
A H., ma première fille, toi qui me fait redevenir maman.
Annecy, le 16 octobre 2019.
Ta maman qui t’aime pour l’Eternité.
Quel magnifique et puissant récit, j’en pleure à chaudes larmes d’émotion !